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Ces pensées qui abîment, Agence cybernétique de songerie adulte

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Une promesse murale

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Vingt-cinq ans.
C’est le soir après le procès, au calme et par une nuit lente et ce décor V.I.P. inépuisable, qu’ils me parurent ce qu’ils étaient, vingt-cinq ans... Mon avocat avait dit que je pourrais obtenir une relaxe " bonne conduite " aux deux tiers de ma peine.
Seize ans huit mois de sûreté.
Ah oui, c’était sûr, j’étais mûr. Bonne conduite, autant dire que je les ferais, mes vingt-cinq ans.
Je ne dormis pas, ni ne songeai, ni même ne rêvassai, ni nul cauchemar en fait ; trop d’afflux de données, mon système mental saturait, j’étais incapable d’élaborer des raisonnements dépassant le cadre de l’instinct. J’avais mal pour cet homme dont la vie s’enracinerait un quart de siècle entre ces quatre murs solides, constants, immuables ; cet homme devrait beaucoup prendre sur lui, et ne pas trop penser à l’impasse absolue à laquelle d’autres hommes l’avaient promis. Son destin avait été prononcé de façon plus que solennelle, de façon scellée. Non, il faudrait ne pas trop penser, ou du moins ne pas trop penser à ça, ce mur frontal, cette matière obstruant, cette promesse murale. Cet homme était cerné de toutes parts, et il devait judicieusement s’occuper l’esprit et le corps, afin de conserver le mouvement mécanique de l’âme et des globules rouges, afin de survivre jusqu’à terme, afin de divertir le temps anéanti, manger ces années comme si c’était du beurre, comme si ça ne comptait pas, comme si c’était un rôle, un rôle de figuration, une comédie, une de plus ! un état donné, avec lequel il fallait composer, avec lequel la négociation n’était pas envisageable, un état fixe. Un état de mort intermédiaire.
Le gardien passa un œil, puis passa son chemin. J’étais seul. J’aurais pu demander une chambre à deux, ou trois, ou même quatre, ça se faisait l’idée, mais la promiscuité humaine me dérangeait. En outre, la spécificité du service vip consistait en l’isolement du détenu. Son privilège ! Dans les pattes personne. Mais c’est vrai la promiscuité humaine de toute façon me dérangeait. Me dérangeait beaucoup. Pour le même prix j’aurais exigé un confort monoplace. Le confort ? Le confort était large. Les visites des gaffes désagréables. C’était étrange à notre époque, de telles façons archaïques, un central moniteur et une ou deux caméras planquées par cage eût suffi, mais les normes étaient strictes, le passage au privé avait quand même suscité un débat passablement houleux, alors on avait lâché un os au public. Bon, c’était comme ça, une fois de plus.
En vip, chaque lieu encagé était insonorisé, on pouvait pas entendre les autres pleurer la nuit, ou pousser des râles soulagés après un bon porno. C’était pire, on entendait que soi. Cette petite voix qui te disait foutu, foutu, foutu, tu es foutu. Chaque nuit je l’entendis, mais je crois que c’était encore le jour qu’elle se manifestait avec le plus de féroce conviction ; la nuit quant à elle m’avait souvent été douce, elle était ma complice, et contrairement à la plupart des créatures humaines je me délectais de l’hiver, la pluie, et la nuit. J’aimais les ambiances sombres et dissimulées, les visages s’évanouissaient, les corps aussi, la pensée souffrait moins, la tyrannie des apparences se retirait sauf les soirs de pleine lune par ciel pur.
Vingt-cinq ans.
Les trois premiers mois je fis deux fois deux heures de sport par jour. J’avais les moyens de me nourrir à volonté, je commandais tout un tas de condiments nutritifs et délicieux, et de jour nous pouvions assez librement circuler d’une cellule à l’autre, et d’un atelier à l’autre. Je courrais, je pompais, je tractais, je soulevais. Puis de longs étirements, puis une douche vitale, puis parfois un peu de vapeurs au surplus d’un pourboire-gardien pour adoucir la peau et pérenniser les chairs. Compte tenu du nécessaire repas supplémentaire par séance de sport, calmement assis à bouffer devant un écran pas trop vétuste, le temps total alloué à l’activité charnelle pouvait m’emporter déjà loin dans l’oubli.
Je m’appliquais à étirer ce temps de façon maximale.
Deux fois quatre heures par jour.
Restait à liquider les trois repas classiques, m’habiller, me brosser les dents, lire un livre, écrire quelque bêtise, répondre vite fait à un codétenu, faire semblant de m’intéresser à quelqu’autre codétenu, sourire, saluer, concilier.
Après ces trois premiers mois, j’en vins à la conclusion que la farce avait suffisamment duré. Et, il y avait justement ce taré qui ne cessait de me circonscrire, vrai pisteur, chien reniflant, le commandant de police de tout à l’heure, je sentais ses idées affreuses rôder, elles donnaient la nausée.
Je l’ai tabassé.
Ô soulagement...
Six semaines de cachot.
Ce fut fort pénible, le cachot offrait une qualité semblable aux enfermements communs. Puant et insalubre. Simple fait exprès. Assez hilarant d’ailleurs, le contraste donnait dans le bien grotesque. Évidemment, c’était moins drôle dès la deuxième heure passée au trou, au trou à rats... Sans les rats certes, juste le sentiment d’être le rat.

Trois jours.
Je postulai pour l’obtention d’un livre. On m’apporta la Bible. L’organisme privé en charge de cette prison plus tellement dorée appartenait à un grand groupe anglo-saxon. C’était le style de la maison, une sorte de marque de fabrique, le cachet artisanal. De prime abord, cet octroi liturgique aurait dû m’abaisser le moral au niveau du sous-sol, la pratique du dogme m’ayant toujours profondément désespéré et maman ayant pris soin de bien gaver. Nourri lait de Jésus et bourré épîtres. Épîtres que j’estimais délirants. Délires délirés par des humains dont les idées-cadavres hantaient la descendance de l’humanité pour les siècles des siècles. C’était fou, pensais-je, ce qu’une théorie à la base très douteuse, voire très aberrante, pouvait faire de ravages par cette seule vertu qu’elle avait de proposer aux hommes un concept à la fois consolateur et inquisiteur. Combler nos vies dans un premier temps. Y mettre des trous noirs ensuite. Du sens et des tabous, le combo gagnant.
En fait, la Bible, à présent moi-même lettré, m’apparut le Plus Beau Livre de l’Histoire des livres.
Et aussi, presque certainement le plus bel ouvrage cri au Monde.
Ce m’était égal miracles ou pas miracles. Moi, j’avais la foi. En quoi, je l’ignorais. Mais ceux-là qui en furent, du Livre, ceux-là de même possédaient cette puissance plus forte que la mort. La foi. Nous avions deux points communs. La foi et la mort. J’allais mourir. Ils étaient déjà morts. On y était presque. Presque...
Mais la foi ! La foi...
Tout cela ne pouvait exister pour rien ! Il devait y avoir raison. Secret. Dessein. Du sens bon sang ! Du sens. Ou allez, un quelconque principe, ou même à la limite, une affaire. Une affaire qui dépasse, mais une affaire. Donc des êtres affairés, affairés à quelque chose qu’ils ignoraient, mais affairés on ne pouvait plus nier.
Non, on pouvait plus nier. C’est juste moi qu’on niait. Moi et mon existence bâclée.

Cinq jours.
Deux jours plus tard donc. J’estimai mon malheur. Il avait atteint sa complétude. La pleine dense éternelle complétude. Le merdier transgénique.
Pour la première fois, j’étais non seulement foutu, mais condamné aussi, ou foutu à long terme si vous préférez. C’était une première. Jusqu’alors, je frimais en criant à qui mieux mieux que j’allais mal, que j’allais mal, que j’allais mal, et que c’était incurable, mais très sincèrement j’avais toujours chéri cet espoir secret et ce brave sentiment que tout irait mieux, que tout irait mieux, que tout irait mieux, un jour, un jour sûrement, ou du moins, un jour au moins en partie. J’avais la typique crédulité de penser qu’à trop couler on finissait inéluctablement par toucher le fond et de ce fond rebondir. Cependant la vie était une godasse à double fond, on savait jamais où on mettait le pied. Vingt-cinq ans à l’étrier, je voyais pas comment je tiendrais, même avec un cuir souple et un chausse-pied. Même à court terme je voyais pas.
Voilà que j’avais tiré cinq semaines et deux jours, cinq semaines et deux jours d’exiguïté biblique. Certes Évangiles ! Certes Proverbes ! Certes Genèse... La terre était informe et vide ; les ténèbres couvraient l'abîme, et l'Esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux et l’Apocalypse, j’aimais beaucoup l’Apocalypse, Celui qui atteste ces choses, dit : " Oui, je viens bientôt. " Amen ! Venez, Seigneur Jésus! Que la grâce du Seigneur Jésus [Christ] soit avec [vous] tous! [Amen!] Mais aucun char de feu viendrait m’extirper de ce merdier cosmique de caveau. Non, je n’étais pas Élie. Je n’étais pas même capable de changer l’eau en vin qui saoule ton désastre. Vingt-cinq ans de tombeau, j’aurais bien voulu t’y voir le Seigneur. Trois jours... N’importe qui ! Je le lui en aurais donné moi, des Rédemption. Facile ! Sortie applaudissements ! Star-system ! Moi : Vingt-cinq ans. Et que des péchés à révéler.
Vingt-cinq ans. J’avais l’impression de me prendre chaque jour un Judas dans le dos. Un Judas bénévole qui plus est ! Et on en était qu’à la genèse du supplice. J’osais à peine consulter le solde d’incarcération indiqué par mon calendrier électronique.
Vingt-quatre ans, huit mois, trois semaines et deux jours.
Et un jour.
Vingt-quatre ans, huit mois et trois semaines.
Et deux semaines et six jours.
Et cinq jours.
Et quatre jours.
Et trois jours.
Et deux.
Et un.
Vingt-quatre ans, huit mois et deux semaines.
Une semaine et six jours.
Cinq jours.
Quatre jours.
Trois jours.
Deux jours.
Un jour.
Et toujours. Et toujours, et des jours, et des jours, et les jours, les jours, le jour, la nuit, le jour la nuit, le temps passait comme l’eau d’un fleuve. On a toujours l’impression que c’est la même eau qui passe. Gardien ! gardien ! gardien ! oh ! gardien... gardien !
_ Ah ? Oui... Quoi ? qu’est-ce qu’y a ? Pas besoin d’hurler vieux.
_ Non, je, c’est que, je... oh... pardon, je crois, je crois que j’ai oublié ce que je devais dire, c’était important, je, pourtant... Désolé.
Le gardien se gratta le crâne. Un crâne nu et luisant. Avec un cou de catcheur et des oreilles décollées. Un nez busqué à pic et une voix avec des cailloux dans les amygdales. Des yeux bruns inertes. Plutôt sympathique comme brute.
_ Du feu peut-être ? Ah. Vrai, j’oublie, vous ne fumez pas.
_ Non, en effet, je... je... je, je voudrais sortir !
_ Ah ! Ha ha ha ha...
Son rire serpenta entre les barreaux d’un bout du couloir à l’autre. Il se reprit enfin.
_ Elle est bien bonne. Ha ha ha ha.
Son rire s’acharnait comme celui d’une vache éventrée. Il se reprit à nouveau.
_ Hé Raoul ! T’as entendu celle-là ? Monsieur veut sortir...
_ Ha ha ha ha, fit la voix de Raoul.
_ Oui c’est ça, je veux sortir fils de trente-six putes du bordel.
Le module assistant posé sur son épaulette gauche réagit promptement. Petit clignotement orange. C’était le niveau d’alerte faible.
_ Insulte à agent du maintien carcéral, avait ponctué le boîtier d’une voix typiquement humaine. Humaine trop humaine. Les machines devenaient de plus en plus humaines. De plus en plus nos semblables. De plus en plus impossibles.
Moi, j’étais en état de candeur. Une inquiète candeur légèrement éberluée.
Décidément la technologie s’enrageait, avais-je pensé.
_ Le règlement d’ordre intérieur préconise un complément formation de deux semaines d’isolement. Fermes.
Voix préenregistrée. Une voix du style générique. Tout ce qu’il y a de plus clonée. Tellement humaine, en effet.
_ Ho gardien ! À l’aise quoi... Merde putain ça va ! Mille excuses, désolé, on est sous pression, vraiment, dix milles excuses nom de nom de Dieu bordel... Tu peux pas le raisonner ton mouchard ?
Le visage du maton était devenu horizontal. Horizontalement vide. Pataud, lourdaud, corniaud. Tout le stock de béatitude quoi.
_ Ah non... On trimballe la machine. Le reste c’est pas nos oignons. Le mode d’emploi c’est déjà plus pour nous.
Au moins, je venais de piger un truc. L’assistant, c’était l’animal. Jamais la machine. La machine on l’accompagnait. Comme une coumére à ton premier bal. Tu trembles telle la stupide feuille morte d’automne. Tout au plus, t’es bon pour un baiser. Oui, c’était exactement cela : Baisé.
_ On fait ce qu’on nous dit, voilà tout.
_ C’est moche, avais-je conclu.
J’étais entamé.
L’uniforme s’écarta et disparut derrière une robuste porte blindée au fond d’un long couloir grillé de barreaux froids de gris. En quartiers d’isolement on appliquait l’architecture " à l’ancienne ".
Sept semaines et deux jours de calvaire.
Trois repas précaires/jour.
Refroidis.
Non hygiéniques. Avec des crachats dans la soupe salaud de matuche ! Pas la peine de grogner, ils se marraient...
À peine de quoi subsister. Subsister sans bouger. Alors je restais prostré des heures sur le lit bétonné à concentrer mon esprit sur les courbatures progressives de mon corps, jouant avec ma langue à l’intérieur de mes fausses dents, écoutant la prison bouger, les clés à puces magnétiques tintaient de leur bip bip et les serrures répondaient en wu wu, les geôliers se racontaient des histoires de geôliers et les taulards des histoires de crevards. Des cellules voisines ils m’invitaient à raconter moi aussi des histoires, des histoires d’écrivain qu’ils disaient. Après tout n’est-ce pas. Non, je n’étais pas écrivain, je n’étais plus rien, nous étions les ordures encombrantes de la société, nous étions le fumier, et à cela un fumier infertile par dessus le marché. T’es pas drôle tu sapes trop le moral s’étaient-ils plaints. Vous vouliez une histoire je vous ai donné une description, je nous ai tiré un portrait de groupe, c’est un bon début je trouve, chaque histoire doit bien commencer quelque part, et la nôtre commence dans le donjon et termine dans le donjon. Allez, pesé adjugé ! Voilà, ils foutaient la paix dorénavant. Communiquer avec ces âmes tordues ? Insoutenable. Pourtant par de telles conditions ascétiques la moindre opportunité cordiale eût été essentielle et même : Vitale. Mais je préférais aller au bout du mal, me consommer à la lie, au bout du bout, j’y allais, j’y allais...
Ce mal cependant eut une fin. Ou disons, une entracte.
Je réintégrai non sans aigreur et bestialité mes quartiers résidentiels. J’aboyais silencieusement du regard. Ça se tendait entre moi et les humains. Les pires humains en plus. Des humains qu’avaient choisi la prison comme lieu de travail. Autant dire qu’ils avaient rien choisi du tout. Gardien on le devenait quand on avait plus droit au chômage. Ils m’observaient attentivement, un petit sourire de mépris en coin.
J’étais biface.
J’étais le Janus du temple des emmurés.
Un côté épouvanté à l’idée d’un renvoi au trou, un côté la haine.
C’était ce qu’il y avait à observer. Proprement la haine, une haine indicible, une haine en latence, en suspens, prête à éructer, à cracher, à dépecer. Ils toisaient à fond. On en finissait plus de passer sous leur mépris. Un mépris d’une rare condescendance. C’était le prix à payer pour les dures têtes dans mon genre.
Ridicule.
C’était ridicule de se la jouer ainsi. Si seulement je pouvais comprendre. Un matricule. Voilà ce que j’étais. Certes avec des droits, et même de la chaleur humaine.
Le droit de pas faire chier et la chaleur de mon cul. C’était quand même pas compliqué ! Si seulement...
_ Hé Frank, tu te crois en conférence ou quoi ! Ici c’est le donjon.
Merci j’avais pas remarqué. Je prenais trop la tête. Même les captifs m’avaient dans le collimateur. Du coup, je partais carrément en guerre. Dans mon coin tout renfrogné. Une guerre en autarcie ! À moi tout seul.
Oui d’accord, mais à la fin, quoi ?
À la fin le mur. Devant derrière, de part et d’autre, dessus dessous. Alors, arrête tes salades vieux.
Au bout de quelques jours les parfums agacés durent bien s’estomper. Une fois de plus, c’était comme ça, pensa mon esprit, et ce fut une haine davantage fournie qui me prit à la gorge, aux intestins, aux oreilles. Une haine de rage. Une rage de rage. Lapidée, défaite, outrée, outrée de se pouvoir ainsi décroître par le bienfait de l’esprit qui une fois de plus pense et nuance, et finalement n’est qu’un bon à rien impropre à la consommation. La théorie philosophique c’était bien. Sauf en prison. J’avais vingt-quatre ans et six mois pour la mettre en veilleuse.
Trois ou quatre jours c’était faisable.
Ça laissait tout de même vingt-quatre ans cinq mois trois semaines et trois ou quatre jours d’instabilité mentale. Beaucoup pour un seul homme. Les autres se droguaient ou se convertissaient à l’islam, vip compris. Les enseignements avisés de Mahomet étaient devenus très tendance. Drogue et dogme, deux procédés indignes de mon orgueil sublime. Que faire, que faire... que faire ! Mais étaient-ils si indignes ? Le dogme ? L’univers n’était-il pas un énorme et gigantesque dogme à bien y réfléchir ? Réfléchir, voilà, c’était ça l’erreur.

Ecrit par Jokeromega, le Vendredi 22 Septembre 2006, 21:04 dans la rubrique "Chantier fermé".