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Ces pensées qui abîment, Agence cybernétique de songerie adulte

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Momo le boucher

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Au début ça va incrédule. Mais tout cela stagne bien vite, s’empêtre, enlise, se délave. On ne peut que s’en convaincre ! On y est. Voilà tout, on y est.
Même les pensées finissent par avoir des courbatures. Tout s’enferre en enfermement. Tout, soyez-en sûr.
Les jours étaient denses, âpres, lourds. J’attendais les nuits fraîches. Ici le cadre était harmonieusement spartiate. Une série de blocs au sein d’une campagne au milieu de quelque part. Les détenus n’étaient que quelques dizaines, peut-être deux cents avais-je estimé au pif, je tendais l’oreille, je faisais des pronostics, de ma cellule, obstiné à n’en pas sortir, pour quelque motif associatif, éducatif, sportif ou professionnel que fût.
J’étais dégoûté une fois pour toute. Autre chose que tout ce que j’avais pu dégoûter auparavant. Maintenant, c’était le grand dégoût perpétuel.
Perpétuité, à la santé !
En outre, la règle dite des " portes closes ", de jour comme de nuit, m’allait comme un gant. De la haute sécurité on était passés à la sécurité maximale.
Nombre d’associations de défense des détenus s’offusquaient, l’outrage, frappées dans leur chair et leur amour, brandissant la mort annoncée des derniers liens sociaux interdétenus, les droits de l’homme bafoués, honte à nous ! Et surtout, honte à vous ! Insensibles ! Sans cœur ! Les amoureux-défenseurs-de-l’amour se fâchaient ! Se fâchaient des fachos ! Nazis ! Criminels ! Vous les criminels ! Manque d’amour ! Manque tolérance ! Manque d’empathie ! Manque et encore et toujours, manque général de sympa ! Peut faire mieux ! Où la gaieté ? Où fête ? La fête humaine ! Comment possible ! Où dont ! Où ça ! Pourquoi !
Ça devenait tout à fait hyperbolique.
En ce qui concernait, cette lourde sévérité m’apaisait car je savais d’expérience que les barbares toujours honoraient mesure " plus humaine " en consacrant sur-le-champ loi du plus fort. Faible tu seras martyr ! Tu seras servile ! Obéissant, terrifié, soumis. Tu seras ménagère ! Ma ménagère ! Tu l’auras ton tablier ! Tu seras humilié, réduit, avili. Tu seras ma femme ! Ma chose. Mon punching-ball ! Le défouloir, la risée, la demi-merde.
En prison, la force a toujours raison. C’est dominant dominé. Un peu comme dans le monde civil, une lame dans le fion en plus. Le faible se méprise et se voue à l’esclavage.
J’en savais, j’en venais d’un trou plus humain. Un trou à vip, oui. Mais l’aile à côté, et toutes les autres ailes au donjon, c’était à base de tout le monde. Vraiment, y avait de tout. Et, il y avait ce petit. Jeannette-la-main-qui-tremble qu’on l’appelait. Mais en fait son vrai nom c’était Jean Lemarin.
Jean Lemarin, ça a commencé le jour où qu’on l’a changé de cellule. Ça faisait trois semaines jusqu’alors qu’il était arrivé. Sa première fois.
_ Ah, c’est cool en fait la prison !
Je crois qu’ils les a un peu vexés.
Dix-neuf ans seulement, braquage à mains armées qu’il disait. Mais, comment, son attitude clochait. Il avait pas le genre. Son acolyte non plus d’ailleurs, pas le genre. Tony. Il disait s’appeler Tony. Il avait une tête de François. Braqueur vingt ans la prison c’est cool aussi.
Trois semaines, à rouler des mécaniques, ils se la donnaient à fond. Jean-la-main-qui-flingue, son blase à lui ! Et Tony-The-boss. Ils fanfaronnaient comme trente-six caïds. Mais en pas crédible du tout. Ce qui m’a étonné, c’est le calme avec lequel ils les ont accueilli, ils sont étranges parfois, les taulards, ils ont cette patience soudaine, tous là ! prêts à ménager l’effet final, tous complices, ils ont pas besoin de se parler, les clins d’œil se comprennent, les sourires mauvais s’entretiennent, ils savent, ils savent...
Tout vient à point à qui sait faire chier. Une constante là-bas, une constante. Sauf pour les élus psychopathes. Eux c’est respect mec. Ha, mais n’est pas psychopathe qui veut.
Jean qui croyait flinguer il a eu pour son argent. Sa main qui flingue ils ont su la lui recycler. Ils te calibrent vite fait là-bas. Ça a bien tombé ce transfert cellule. Chez Momo qu’il a atterri. Momo-le-boucher pour les intimes. C’est vite devenu des intimes ces deux-là.
Dès le départ, Momo le boucher mit les points sur les i.
_ Fous toi à poil !
Pris de court, Jean le flingueur-de-pacotille entama alors un air de flipper. Flippe flippe mon garçon ! Ses lèvres bleuirent, ses dents firent le tam-tam et les yeux se figeaient dans leur blanc.
Il s’ébroue vaille que vaille.
_ Mais, pleurniche-t-il, pourquoi ?
Pourquoi ?... Pourquoi ? Pourquoi ! Un temps de réflexion peut-être ? Salope ! Il allait comprendre sa douleur.
_ T’as cinq secondes. Un, deux, ...
_ Mais je t’ai rien fait !
Le con ! Il avait rien fait. Triple babouin ! Justement, t’avais rien fait andouille, et ça méritait pas le pardon en ce bas monde carcéral. Faire. Il fallait toujours faire, et faire fort, qu’on respecte d’entrée de jeu. Jamais laisser le moindre doute. La dignité, ça s’imposait au vice.
PAF !
La claque, c’est le moins qu’on puisse dire, avait claqué.
_ Mais... mais...
Les larmes aux yeux...
PAF PAF, BANG !
Ça se durcissait.
_ Uh, uh... pourquoi tu fais ça ?
Jean-la-salope... Ah ce Jean. Il avait remis ça. Pourquoi. Pourquoi pourquoi pourquoi... D’où il les sort ses pourquoi ? La tête à Momo elle commençait à avoir mal à sa tête. Zarma qu’est-ce qu’il attend pour balancer son futal ! C’était quand même pas compliqué. Si ? Fous toi à poil. J’ai été clair pourtant, se disait Momo un peu incrédule.
En fait, Momo, il bandait comme un âne de Turquie. Il avait bon rien que d’y penser. Ça lui rappelait le bled quand il emmenait son petit cousin Smaïn voir les criquets près du lac. Et puis tout le reste...
Jean pourtant, il a tenté des pourparlers.
_ Hé cousin ! Je parie que tu me testes. Hein Abdullah, tu me charries ? À l’aise quoi. Ah ouais c’est ça. Tu sais que j’ai failli . . .
Il se rendit compte de sa propre connerie.
_ Euh, failli... failli tomber dans le panneau ! Mais t’as vu, ça gaze tranquille.
Momo zieutait avec férocité, d’un épais sourcil à l’autre. Le front enfoncé, raviné comme un légionnaire serial killer (en fait, c’était seulement un serial killer). Des sourcils épais et noirs, noirs façon boucher. Tout s’accordait chez Momo, de la tête aux pieds.
Une nausée grandeur nature.
Jean voyait que ça va pas le faire.
_ Bien joué quand même ! T’as assuré à donf.
Il avait visiblement gardé un fond d’espoir. Et il avait aussi tombé sa dernière carte.
Un fond d’espoir. Juste ça en trop.
Momo, du coup, ça l’a pris comme une rage impossible, une indescriptible de haine, une qui lui remontait des viscères. Et des vicieuses de viscères, Momo ça le connaissait les tripes, Momo le boucher.
SPLIF ! BANG !
_ Fous toi à poil.
La salope ôta son tee-shirt.
_ Oh tu peux l’avoir, il m’allait trop grand en fait.
Jean-la-salope crut ainsi garder la face.
La vérité, une brèche sans précédent venait de s’ouvrir. Jean aurait pas pu être plus convaincant : Feu vert, vas-y Momo, 100% carnage.
Une brèche où Momo allait s’engouffrer. Ça allait devenir un cratère, s’engouffreraient lui Momo, et tous ses potes vas-y fais tourner et même ceux qu’étaient pas ses potes, en échange de cigarettes, de shit, de bouffe, de chaussures. N’importe quoi monnayable. Grâce à Momo, Jean était sur le point d’obtenir son bac-prison-suceuse, sa présence passait définitivement en mode jackpot. Momo allait le travailler comme il faut. Travail au corps. À creuser, creuser, toujours creuser la faille, la secrète, celle de toutes les fanfaronnades... Pas dupe ! Le boucher avait l’œil, il savait ! Au flair direct. Pas trente secondes... Dès le premier jour il avait su, lorsque les deux guignols se la pétaient. Il s’était arrangé un deal avec le chef des matons. Déplacement de cellule fin de mois. Anodin comme ça. À la routine, la tournante habituelle. Trop de la balle ! Le coup était soigné. La faille, la faille, la faille... La faille ? Ma trouée ! Ma trouée à Momo. Le chantier à lui, il s’en était pourléché les babines pendant trois semaines, rien qu’à l’idée du filon. Il t’en ferait une grotte humaine, un puits à malheurs, tout son art y passerait, il s’y connaissait en psychologie du faible, tout le manuel d’aliénation il te l’aurait écrit, s’il avait su écrire, sa grande œuvre à lui, son Tunnel sous la Manche ! Carrément, c’était la brèche de fin de vie. Jean était mort dès à présent. Sa vie n’avait plus aucune valeur humaine, plus aucun poids, plus aucun espoir permis. Il allait vivre la vie d’un animal domestique. Avec des caresses de gros monstres abjects. Et des claques parce que sa mère. Ah vas-y pose pas de questions petite pute.
La pute ferait aussi la cuisine. Et des pipes.
Jeannette-la-main-qui-tremble.
Sa première fois faut dire.
Sa main tremblait mais sa langue allait et venait de façon agréable et tendre. En fermant les yeux ça pouvait presque le faire.
Momo lui avait cassé toutes ses dents, au cas qu’il aurait mordu, on sait jamais. Une fois de plus, c’était bien vu. Il avait du métier le boucher cellulaire.
Deux ou trois fois par mois on avait droit au fameux récit de leur première rencontre. Que ce soit à table ou au préau, sous les douches et même en couloir d’attente avant la salle des visites. Du moment que la nostalgie prenait à Momo. C’était une des histoires préférées des forçats. Je crois que ça leur remontait le moral. S’imaginant la pute qu’ils se confectionneraient. C’est mon tour ! Nan, nan, à moi ! Tout le bénef à tirer... Les faibles furent essayés, avec plus ou moins de réussite. Un coup ça marche, un coup ça cogne. Du moment que t’as pris ta chance ! Momo avait lancé une mode.  Tout le monde le contemplait avec respect et bienveillance. Aucun jaloux sur lui, jamais le vilain complot ni les stupides rumeurs, pas de plan mauvais de petites frappes envieuses qu’ont tout à prouver, non, lui il était au-dessus de tout ça, planant tel le condor bon père de famille. Lui il avait pas besoin de terroriser. Non. Lui, c’était la terreur. Tranquillement, sans forcer. Ça lui venait d’instinct. C’est là que résidait son charme. Un charme fou. Un charme de fou hospitalier.
Tony-the-boss quant à lui, devint assez promptement Tony-viens-ici. PAF !
Tony viens ici. PAF !
Tony viens ici. PAF !
Tony viens ici. PAF !
Le nouveau passe-temps. Sans plus. Comme si chaque salaud s’était entendu sur la fonction de Tony-viens-ici-paf. Ils en demandaient pas plus. N’en attendaient pas plus. N’en auraient probablement jamais imaginé davantage. C’était comme ça. Personne savait pourquoi et c’était très bien ainsi.
Les pourquoi sont pas trop aimés là-bas.
Les pourquoi c’est pour les faibles et les tapettes.
Et les faibles deviennent vite des tapettes.
Mais une fois tapette, l’avantage, la tapette en question peut se permettre toute sorte de faiblesse. Personne lui tiendra rigueur. Son cas est classé. Parfois bien sûr la tapette ramassera, mais désormais le ramassage dépend guère plus des faiblesses. Le souffre-douleur est transparent aux yeux des barbares. Et en prison on trouve soit des barbares, soit des j’ai intérêt à passer pour un barbare. Transparence donc. Les actes d’un fantôme comptent pas. Sauf s’il rebiffe. Mais depuis quand les souffre-douleur mutinent ? Ils ont perdu l’amour-propre. Trop d’humiliations, trop brisés, trop plus rien. La soumission une fois contaminé, ça colle à la peau, c’est comme une seconde peau, et la tapette elle endosse pour toujours sa seconde nature, son deuxième accouchement, sa seconde vie. Sa vie fantôme.
Moi j’avais entendu parler de l’évasion récente, alors je demandais aux gardiens pour pouvoir me mêler aux communs. Je glanais çà et là des informations, à la mine de rien. Mais le problème, Momo se prit d’affection pour moi. Il avait lu mon livre...
_ Trop fort ! Tu m’apprendras à écrire des livres ?
Ça n’a plus trop pu être possible. Dès qu’il voyait il m’enlaçait sous sa patte.
_ Tu m’apprendras ?
Je le mettais dans tous ses états. Un rien qu’il aurait explosé !
_ Dis tu m’apprendras ?
Quand Momo posait des questions, ça signifiait t’as pas le choix.
J’ai abandonné l’idée d’évasion.
N’empêche, il la racontait bien son histoire. Et chaque fois fallait qu’il prenne au sein sa Jeannette.
_ Hein que t’es ma Jeannette ?
Les taulards craquaient, morts de rire.
Le boucher mimait depuis le début. Les claques, les coups de godasse (il en profitait pour botter le cul une ou deux fois, l’hilarité atteignait son comble), les crachats, et il crachait loin... les injures, puis de tout de suite les excuses, mille fois confondu, oh je voulais pas, ce qui m’a pris ? pardon me pardonneras-tu ? si honteux... Pour amadouer ! pour de rire ! pour mieux cogner ensuite ! les gars en pouvaient plus, pliés en quatre. Chaque fois la sauce prenait. C’était une histoire véridique n’est-ce pas.
Évidemment, au bout de la dixième représentation je devais ménager beaucoup d’efforts pour dissimuler mon exaspération. Les autres, de leur côté, ils bissaient !

Le barbare, mis à part quelques rares instants, baigne toute son existence dans le bonheur. Et pour cause, il ignore l’existence. Nuire, ça lui suffit plus qu’amplement.
Ni pourquoi, ni parce que.
Que du bonheur.
Un jour, on retrouva Jeannette-la-main-qui-tremble. Elle s’était pendue. Momo fut fort triste. Plus jamais il dénicha pareille pépite.
Tony-viens-ici-paf fut transféré.
Étaient-ils de francs braqueurs ? Aux rumeurs, ça disait deux pointeurs. C’était plausible. Pas certain, mais plausible.
Tout cela n’a en fait, plus aucune importance. Aucune.

Ecrit par Jokeromega, le Mardi 3 Octobre 2006, 23:32 dans la rubrique "Chantier fermé".