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Ces pensées qui abîment, Agence cybernétique de songerie adulte

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Made in USA

--> épisode 3

Des chaises, des places debouts, du monde, le Livre, d’autres livres, des explications, des feuillets, tracts, prospectus et cætera. Le silence, une estrade, un pupitre. Une conférence dans les starting-blocks. On médite en attendant. L’orateur déboule, salue, se présente, blague un peu, se reprend, ajuste une jolie cravate, brillent les yeux, raconte sa vie, ses malheurs... Sa Rédemption, Il a changé sa vie. Mais attention, pas n’importe quel il. " Voyez mes frères et sœurs ! Il m’a guéri. " Plus contestable... On applaudit à fond.
Le conférencier parle, palabre, explique, précise, revient, retourne, s’empourpre, s’apaise, repart ! Encore... On applaudit. On est bien huilé. Le petit Billy Leskens pige pas grand chose, ça le dépasse mais les grands doivent savoir c’est sûr, sinon ils s’emballeraient pas comme ça. Moi aussi plus tard je saurai. Les guérisons tout ça, les vœux, requêtes, puis moi aussi je viendrai rendre grâce pour tous les bienfaits accordés. Mais là tout de suite, les heures s’allongent, s’allongent, les minutes si longues, si coriaces, si lentes... Ce Il est un peu trop infini pour moi, Ses voies trop impénétrables, hermétiques un peu... Je m’impatiente, d’autres enfants aussi. " Maman regarde tu vois bien que je suis pas le seul... tu vois bien...
– Ne t’en fais pas, ils seront punis.
– L’autre jour Christian a pas été puni.
– Le pécheur se punit de lui-même mon chéri. De lui-même. "
Vient la pause. Je respire profondément parce que les trois prochaines heures seront galère.
" M’man j’ai mal aux pieds.
– Fais ta prière mon chéri, tu n’auras plus mal. "
Deux minutes plus tard.
" M’man j’ai mal aux dents.
– Je t’avais bien dit de faire ta prière. "
Trois minutes plus tard.
" M’man...
– Ça suffit !
– Je peux aller aux toilettes ? "
Ginette n’eut pas d’autre choix que m’accorder. Plus jamais revu ! Le pot à merde et moi meilleurs poteaux du monde. Par cœur la cuvette ! Évidemment, la chiasse, ça n’a qu’un temps. Au bout d’une heure on commence à se lasser.
C’est le jardin à présent. J’ai eu raison de quitter les waters. Certaines mamans, des moins pénétrées que la mienne ont laissé la progéniture à la garderie. Une garderie jouxtée d’un immense jardin. Des arbres tout entoure. Avec eux je pourrais m’entendre. Quant aux mioches... ce n’était pas gagné.
" Bonjour toi. "
Il est mignon le corps gracile d’où sort cette voix câline. Cette fille méritait une réponse.
" J’ai onze ans et rien à foutre des filles. "
La fille répondit : " Ça tombe bien moi aussi. "
Kimberley, purée... Kimberley Miller. C’était vraiment une fille ? Pas possible... Ça collait pas ! Du coup, j’ai dû approfondir la question. D’ailleurs Kim a pris les devants.
" Viens avec nous, me fit-elle, on joue à cache-touche.
– Non merci.
– T’en fais pas, je suis là. Je te protégerai ! "
Kim a tout de suite su comment me prendre. À l’orgueil... Ce qu’elle m’a remué la môme... On était enfant et tout semblait mignon. Kimberley Miller devint rapidement ma meilleure amie, c’est-à-dire mon seul ami. Je crois même qu’elle voulait me fourrer des bisous dans le cou, mais j’étais pas trop pour ces choses-là, ces choses " pas de mon âge ! ". Elle vint quelques fois jouer à la maison. Nous étions comme canards en foire. J’étais Donald Duck et elle était Daisy Duke. Elle disait qu’elle serait missionnaire plus tard " pour aider les gens à guérir " ; moi je me sentais pas la trempe du labeur. " Je serai cascadeur ". Il serait toujours là pour me protéger parce que j’avais appris ma leçon tous les jours. Sur ces bonnes paroles ma meilleure amie m’avait envoyé un fort joli sourire je m’en souviens ; elle aurait beaucoup plu aux garçons ; d’ailleurs elle plaisait déjà, je crois. Puis, ses parents ont dû regagner les States après que son père eut achevé son mandat de diplomate.
Kimberley...
On s’écrivit. Mes premières lettres... On glissait des photos pour voir qui poussait le plus ; j’avais promis que je la dépasserais. J’étais jaloux ! " On se revoit aux grandes vacances, nos parents ont promis que oui ! " Mais bientôt mon amie ne glissa plus de photos et c’était étrange, on aurait dit comme quelqu’un d’autre à la mise en page.
Un jour, sa maman expédia une missive. " Kim doit se consacrer à ses études. À ses études et à elle-même. Elle traverse un moment crucial de son existence. " Oh... un cap difficile, le contact reprendrait et elle viendrait séjourner à la maison comme promis.
Comme promis...
Kimberley, la vie, ses motifs, et nous qu’on décide rien. Plus jamais les nouvelles. J’avais douze ans maintenant. Opiniâtre comme un mulet. Les parents Leskens je les ai empoisonnés. Leur vie un enfer ! Un vrai petit diable... On a pris l’avion pour Denver.

Le couloir s’étend, long, lent, infini. C’est l’habitude... L’infini n’arrête pas... Oh mais l’habitude... On parvient à un carrefour, on prend un autre couloir. Tournons à gauche... C’est alors que ça a commencé... ça prenait tout le nez et jusqu’à la peau, des frissons... une odeur comme jamais connue, impossible, une odeur partout, plein narines, qu’emplissait le cerveau, le cœur soulevait, l’esprit était frappé... comme de morbide... On avance. Cette porte-ci ? Non, plus loin. Celle-ci alors ? Non, plus loin. On avance... Jusqu’où comme ça ? Jusqu’à l’odeur. C’est là qu’on allait. Au fétide.
C’est une chambre. Elle empeste. Un lit, maussade... un corps, sur le dos... des draps, recouvrant... une tête, de côté. Des cheveux fanés... Quand papa maman et moi sommes entrés on a figé l’ambiance. Le silence, jamais il a été si épais. Jamais il ne le sera plus. Personne dit rien. Même papa !... il tient ses mains, crispées, fragiles, avec le regard qui tombe dans les poches, et moi je veux rien savoir alors effectivement je sais pas. Je veux pas... Et cet arôme, cet arôme de cloaque.
Maman elle tremblote. Ce coup-ci ça a capoté comme on dit. Y a eu un couac. Une sorte comment... une sorte d’embûche. Ah oui... hélas, le Mal a ses prérogatives... il rampe, guette, cerne, assiège, s’insinue. Détruit. Oui, parfois le ciel vous tombe sur la tête. C’est la bénédiction inverse. Le coup de réalité en pleine gueule. Parfois... Pas toujours, c’est selon. Certains s’en sortent bien. Ils ont de la bonne Providence. D’autres par contre...
La tête aux cheveux fanés refuse de nous affronter. Quelque chose se passe, je le sens, l’éprouve, frémissements ! Je veux pas... Non je veux pas !
Fuir ! Échapper ! Le large... j’ai grandi mais je suis trop petit pour ces choses-là. Des hurlements veulent sortir de mon âme. " Laissez-moi sortir ! Laissez-moi mourir ! " Oui mais voilà, ma langue aussi elle veut pas. Rien plus sort. Les mâchoires ont pris le relais ; elles serrent, serrent, serrent... Papa toujours dans ses poches, maman approche, hésite, contourne. À présent la tête aux cheveux fanés lui fait face. Elle peut contempler. Maman tressaille, s’agite, frissonne. Soubresaut ! je l’ai vu ! oui j’ai vu... toute l’existence à maman a tiqué. J’y ai vu sur son visage, le mouvement musculaire, le spasme, l’irrépréhensible malheur, l’affront objecteur de conscience... révélation maligne. Mais non. En fait c’est qu’un mauvais passage. Un doute !... un doute d’une nanoseconde... déjà se reprit, en sourire... sourire timide, certes ! mais sourire revint ! La main sur la joujoue de la tête aux cheveux fanés. Elle lui sourit ma daronne ! Ha ! Ah.. â... Elle sourit ! sourit ! sourit ! sourit ! la monstre elle sourit ! Moi je sais ce qu’y avait derrière ces cheveux fanés, je sais ! j’ai vu... je sais. Les parents... ils disaient rien, que le sourire de maman, et les poches à papa. Moi aussi je les voulais les poches, mais dehors c’était fournaise, dès le tarmac du Denver International Airport 110 degrés Fahrenheit nous avaient frappé sans pitié. Nouveau record thermométrique. Alors on m’avait mis en short. Jamais de mémoire d’homme le soleil du Colorado fut si lourd, et mon short avait pas de poches ! Le soleil glissait dessus sans problème. Je comptais les carreaux par terre, 374, je m’en souviens, avec de jolis motifs ocrés. L’infirmière passa, portait un masque, nous proposa de ces masques. C’est vrai !... un oubli, on aurait dû nous équiper à l’accueil pour " the special room.
– No tank you ! ma petite dame. "
Le daron c’était un dur. " Les sous-off. nous gazaient aux fumigènes. Obligés de rester ! Cinq minutes comme ça... Oh ! Mais y avait des petits malins. Les "apnéistes" qu’on les surnommait. T’en fais pas ! Les apnéistes perdaient rien pour attendre. Le chef les avait en coin de l’œil... Partie remise, c’est tout ! A l’armée tout le monde a son heure. Certains ont même cinq fois l’heure ! J’en sais... C’est moi qu’a battu le record... Ils te soignent ! jusqu’à ce que t’ouvres tes narines... merde ! c’est une garce ce gaz. "Pour accoutumer les poumons" qu’il disait le sergent-chef. Un Limbourgeois. Sale gueule... " Papa s’embéguinait dans ses pensées. Tout le staff médical toisait mais il captait pas. Soudain ça a tilté. Honteux, il a cousu ses lèvres. Faut qu’il s’extirpe du bourbier ! Comme à l’époque... " Viens m’gamin, c’est pas des choses pour toi. " On était sortis. J’étais l’excuse à mettre les voiles. Pratiquement arraché le bras. Mon père avait jamais su gérer ce genre de situations. C’est-à-dire qu’il avait – soyons exhaustif – jamais rien su gérer.
On attendait. Mais même le couloir embaumait ; dilué c’était presque pire : suffisamment fort pour se rappeler à vous mais pas assez pour vous noyer. Il planait un fumet de culpabilité...
" Are you from the family ?
– No Sir ! From Belgioum... Belgioum Sir ! "
Fier comme un paon. L’anglais en dix leçons avait payé.
" Je vois, répondit le monsieur en blouse blanche, bonjour monsieur, bonjour mon grand, je suis le docteur qui se charge de Kimberley. Docteur Jean Thibault. " Son regard doux... Papa et moi dubitatifs. Qu’est-ce qu’il nous fait ce con ! Où veut en venir ? Mystère. Sûrement une enroule... " Oui, je parle français, je suis originaire de Québec.
– Eh bien ! s’extasia papa, on y enseigne foutrement bien les langues étrangères ! "
Papa avait du mal quand il s’agissait de faire autre chose qu’armer le fusil ou le gosier. En règle générale, en public, valait mieux pas trop qu’il s’exprime.
" En fait... ", répondit le docteur mais je l’interrompis.
" Elle va mourir. "
J’avais apostrophé. Ils demeuraient stupéfaits. Apostrophe tombée de nulle part, l’impromptue, la finale. L’enfance aime déclarer. J’avais douze ans. Un dernier fond d’enfance, un résidu. Le médecin se racla la gorge. D’un ton monocorde : " On ne peut plus rien, c’est vrai. " Marqua une courte pause. " Je suis désolé. " Papa n’avait plus assez de ses poches. Dans le slip les yeux... C’était moche.
" Maman dit qu’on peut toujours quand on veut. "
Le docteur Thibault fit une grimace. Je ne lui facilitais pas la tâche. " Tu as raison, qu’il bredouilla, il faut toujours écouter sa maman. "
Je dis rien, renfrogné. Malgré tout, ça me grattait. " Elle va quand même mourir. " Je devenais méchant. C’est ce qui arrive lorsqu’on sent que ça va faire mal... on s’enivre de douleur.
" Je suis désolé ", dit le docteur.
Je suis désolé, je suis désolé... Il avait que ça ? " Désole ton cul ! " Voilà ce que j’avais dit et j’avais mis tout mon noir dans les yeux.
" Billy !...
– Et toi je t’encule les couilles ! "
C’est la première fois et la dernière fois que j’ai manqué de respect à mon père. Lorsque Francis me rattrapa (j’avais fui en courant) il mit les choses au point. " C’est pas poli d’enculer. " Paf ! Paf ! Scling scling ! " T’as intérêt à demander pardon ! Sinon ce sera la ceinture. " C’était déjà la ceinture... Scling, scling ! " C’est toi, dis-je, qui dois me demander pardon ! " Le médecin ne bronchait pas malgré le voile de terreur qui passait et repassait sur son visage. Papa lui télégraphia un sourire. Flagrant comme la maison... Il faisait de son mieux. Une tête de tueur quoi. Le Québécois ne put davantage en contenir. " Monsieur Leskens, vous savez, ce n’est pas nécessaire.
– Détrompe !... Au contraire !... Très nécessaire. Alors, quelque chose à dire à monsieur ? "
Je restais indocile. Paf ! Scling scling ! (une baffe deux ceintures) " Toujours rien ? " PLATAF ! (une très grosse baffe) Non, toujours rien. Au finish connard. La brute s’apprêta à me désosser pour de bon...
" Monsieur ! " Les yeux du docteur plaidaient en ma faveur. L’autre se fronça. La blouse blanche finit par lâcher : " C’est un enfant. Ce n’est... qu’un enfant. Sa réaction est naturelle. Les enfants réagissent à leur façon.
– Un enfant, ça ? "
Le sourire me fut destiné cette fois. C’était le sourire du docteur. Un sourire triste. Voulait-il communiquer peut-être ? Je lui passai la langue ! La famille foldingue... il a dû se dire. On disait plus rien. Nos visages s’envisageaient. Des sales têtes... comme le Limbourgeois !
" Bon, trancha papa, qu’est-ce qu’elle a chopé la petite ?
– Elle souffre de troubles néoplasiques.
– Hein quoi troubles ? "
Le spécialiste aux embrouilles vit bien que ça servait à rien de jouer au plus fin avec le dru gaillard. Il précisa. " Cancer...
– Cancer, uh... Mais de foutre quoi bourdel ! "
L’ambiance s’interloqua. Vraiment, à cet instant, le médecin ne le comprit que trop bien. Nous étions un mauvais moment à passer, juste un mauvais moment.
" Cancer des os.
– On peut vraiment rien foutre ? Vos trucs-là, comment ils disent encore... " Papa se perdait. " Ah ! Voilà... Chimiethérapie, hein, c’était pas moyen ?
– La chimiothérapie vous dites... " Le docteur inspira profondément. " Ses parents... Ils ont... Ils ont leur croyance, comprenez bien, c’est leur choix, enfin, la liberté de culte, jusqu’à un certain point. " Il était amer, la bouche tirée en arc vers le bas. L’explication finit par tomber. " Ils nous l’ont amenée beaucoup trop tard.
– Ils vous l’auront amenée, répliqua Francis, c’est déjà ça. " Papa avait toujours été un homme pragmatique. Le pragmatisme : " c’est comme ça qu’on fait sauter les ponts ! " N’empêche que papa était très dépité. Il aurait bien fait son signe de croix... lui l’impie ! Ha ! Lui qui s’était toujours enorgueilli de n’avoir " ni Dieu ni Diable ! " Maman priait beaucoup pour lui et ses blasphèmes. Quel couple drôlement assorti... La révélation était tombée sur Ginette pendant ma grossesse sinon c’est sûr, son Francis, jamais le mariage ! " Plutôt à bourdel ! et deux fois qu’une ! " Francis se sentait lésé, on l’avait trompé sur la marchandise.
" Ils nous l’auront amenée... reprit machinalement le toubib, dire qu’on en sauve 6 sur 10. " Il s’arrêta. " 7 de nos jours. " Mais que pesait la statistique face à la conviction métaphysique ? Une praticienne avait mis en œuvre les prières adéquates, repoussant chaque attaque de la suggestion maligne. Les parents Miller lui seraient éternellement reconnaissants. " Quel merveilleux travail avez-vous opéré ! " Madame Miller avait serré la praticienne dans ses bras. Elle l’aimait de tout son cœur. Car elle savait combien la volonté du Seigneur avait et aurait toujours le dernier mot.
" Et le pire, dit le docteur, vous savez ? "
Mon père, tout ébahi, avait fait signe que non.
" Le pire ! Les Miller étaient si attentionnés qu’ils trouvaient réponse à tout. La première parade fut adressée à l’établissement scolaire accueillant jusqu’alors Kimberley. "Notre fille a un problème a la jambe." C’est comme ça qu’ils désignèrent une tumeur noirâtre déjà grosse comme mon poing. Mais cette parade n’eut qu’un temps et l’enseignement à domicile devint lui aussi impossible. "Ça ira mieux demain !", assuraient-ils chaque jour à la préceptrice dépêchée par les organismes sociaux. Ils repoussaient ses services "juste le temps que Kim récupère". Madame Miller accompagnait chaque parade de son inusable sourire. "N’ayez crainte" disait-elle à la préceptrice, "naturellement madame... il n’y a pas de quoi madame." Et... et.. " Jean Thibault s’égarait dans ses pensées. Son expression devint amère. " La préceptrice a finalement alerté les institutions. " Il fit une pause. " Un jour qu’elle avait vraiment insisté la mère lui déclara du tac au tac : "Nous en sommes arrivés au point où vous placez Dieu avant votre propre vie." "
Le petit père Leskens opinait gentiment d’un air tragique.
" Quand l’inspecteur de police se présenta chez les Miller, la mère lui confirma que "tout va bien". "
Le petit père Leskens opinait comme un automate.
" Jamais vu ça... " Le docteur temporisa. " ...de toute ma carrière. " Il arborait un air de condamné à mort. " Certes je suis jeune, mais faut remonter aux collègues à la retraite depuis quarante ans, autant dire morts depuis vingt ans, pour retrouver pareil désastre. Et encore. Quel calvaire, pauvre enfant. Son taux d’hémoglobine est pratiquement incompatible avec la vie. Son cœur s’est hypertrophié rendez-vous compte, à constamment pomper le sang vers la tumeur. Son pouls est le double de la normale... Le cancer a répandu aux poumons. Elle est en danger immédiat de mort par arrêt cardiaque. " Il s’immobilisa un instant dans ses pensées. " Ce serait moi... Évidemment, ici on prétend que c’est le prix à payer pour la liberté de culte. Vous vous rappelez la secte, comment déjà, allez, le suicide collectif... "
Le daron en menait pas large.
" Enfin soit, la liberté quoi ! Bande de salopards. La liberté de croupir... Ses parents l’auront laissée des mois selon la même posture. La petite était trop handicapée pour se mouvoir ou même remuer. Mais maintenant c’est fini tout ça. Il n’y a plus rien à faire. Des plaques noires ont mangé ses fesses et je ne vous parle pas des parties intimes... Devinez un peu pour voir, la circonférence de la tumeur... On a dépassé le mètre. Le mètre bon Dieu ! Vous y croyez vous ? Moi j’y ai mis le temps... Nom de Dieu... Ils ont refusé que j’ampute la jambe. C’était... pour que ses derniers mois – ses derniers jours... fussent moins pénibles. Ils ont décliné poliment. C’est fini tout ça ! Plus rien à faire... "
Je n’écoutais plus depuis un bon moment. J’avais d’emblée senti que ça deviendrait insupportable. Et je sentais que ça empirait. Alors j’ai filé vers la chambre, maman en sortait complètement hagarde. Il y avait de quoi. La cuisse dextre était devenue énorme, démesurée. Je me tenais à bonne distance, tremblant de toute mon âme. Kim me contemplait les yeux excavés, teint mat, si mat, et son petit visage, tout raviné comme un enfant-vieillard ou un nain. Un champ de souffrances sur le visage... Petit bout de femme meurtri. Mais non... pas meurtri... Pourri, c’était pourri. Des milliards de métastases me défiaient, partaient de chaque lésion, des lésion-cratères, s’étalaient en cloques et bulbes, des cloques cramées et des bulbes noirâtres. Ça tirait sur le bleu en périphérie, avec quelques taches rougeâtres, le reste du corps couleur brûlé, tout gonflé, tout boursouflé, tout ignoble. C’était insoutenable pourtant j’étais incapable d’en décoller mes yeux, hypnotisés par l’extraordinaire atrocité. Mon être palpitait comme un seul homme, j’entendais mes pulsations, les sentais. Pa-pam... papam ! pa-pam... papam. Elle avait le teint de la mort.
" Je suis pas désolé moi. " J’avais les larmes aux yeux. " Pas désolé. "
Elle ferma les yeux, ça coulait des paupières. Doucement.
" Pas désolé. "
Un tressaillement, son corps s’était contorsionné.
" Non pas désolé. "
Le malheur nous possédait, dictait son rythme. On serait plus jamais, jamais, jamais désolé.
" Billy... " Elle avait la voix rauque, si rauque, c’était pire de l’entendre. Elle sentait la mort. Je l’aurais étouffée si mes jambes m’avaient pas quitté depuis longtemps. Ha ! Toutes ces pensées monstrueuses. On est salaud jusqu’au bout. La compassion n’est qu’un leurre, immonde artifice à couillons. Non, la vérité... Le mal s’engendre lui-même. On empire définitivement. Attiré par le fond.
" Tu n’imagines pas à quel point j’ai souffert. "
L’odeur des chairs putréfiées empêchait de penser. Et quand elle ouvrit la bouche ce fut pire. C’est la peur qui m’empêcha de vomir. J’aurais tant voulu la serrer dans mes bras, lui dire combien j’avais mal, qu’elle était un ange, mon ange, ma colombe... allez... envole-toi mon amour. Dans les faits, j’osais même plus la regarder.
" La douleur est partout. J’ai mal... " S’était mise à sangloter.
" Putain bande de raclures ! Y a pas de morphine ici ou merde ! "
Maman accourut du couloir adjacent.
" Toi fous le camp salope ! "
L’intéressée n’avait pas cru comprendre.
" J’ai dit DÉGAGE sac à merde ! Hors de ma vue ! C’est ta faute ça ! Salope ! "
J’avais commencé à taper.
" Non... Billy, non... " Une toute, toute petite voix... " non Billy "... une toute petite voix rauque. Kim avait toujours voulu aider les autres. Même lorsque plus personne ne pouvait l’aider. Même après que personne ne l’eut aidé. Elle fut admirable jusqu’au bout.
Je me retournai sur son visage. Considéré dans son entièreté pour la première fois. Émacié, on aurait dit une sorte de pelure ratatinée, tirée mille fois, cou minuscule avec les veinules hypertrophiées, les artères, tout... Elle peinait à trouver son souffle, c’était trop d’efforts, elle ouvrait grand, je contemplais l’intérieur, sans plus dent... langue enkystée... palais gonflé, lèvres mangées... seuls les yeux rappelaient sa beauté de jadis. Deux pointes bleus de résistance, entourées d’une énorme corruption vivante.
" Salope c’est toi qu’aurais dû crever ! "
J’avais cogné maman.
C’était pas mal comme ville, Denver. Ses modestes gratte-ciel à 200 mètres, son gros stade de baseball, son Capitole au dôme doré, son complexe à théâtres, ses innombrables parcs verdoyants, ses 50.000 fleurs plantées chaque année sur la 16e Street Mall, ses grands lacs plus loin dans l’État du Colorado, les réserves d’Amérindiens et ses Rocheuses qui bordaient son versant occidental. Bref, un passage obligé du Centre-Ouest états-unien.
On était rentrés. J’avais reçu la raclée de ma vie.
Une semaine plus tard, une enveloppe. C’est toujours moi qu’on envoyait en bas chercher le courrier. L’enveloppe avait traversé l’Atlantique. Made in USA. Ça m’a rendu curieux. Je savais que j’aurais pas dû... mais la tentation l’emporta.
" Kimberley nous a quitté. Elle était heureuse et sereine quand elle est partie. Nous invitons tout un chacun à prier ensemble pour savoir que Dieu prend soin de chacun de ses enfants. "
Ce fut tout, absolument tout. J’ai beaucoup pleuré, je m’en souviens. J’avais du mal à interpréter la série. Je préférais tout enfouir dans un trou de mon âme. Permettre que les années passent. Elles passent toujours. Tout passe... tout passera !
Kimberley, toute innocente toute mignonne aux longs cheveux marrons bouclés.
Jusqu’au bout on aura strictement encadré nos pensées. Ni douleur ni tristesse !... T’égare pas... Aie pas peur. Jamais peur. Impératif ! Chasse la peur de la peur ! Nie-le. Vite une prière ! deux prières ! trois prières ! des prières ! quotidiennes ! vigilance ! Les membres du culte avaient la façade calme et amène. À l’intérieur ils étaient rongés de conflits. Infidèles reflets du Seigneur... apprentis sorciers dressant leurs propres bûchers. À l’autopsie, ils étaient pétris de tourments, suspicions, frousses et terribles épouvantes. Coupables mille fois, terrorisés par leur propre ombre. Personne devait savoir. Cache tout ! Nie-le ! En bloc ! Ça devenait des comédiens. Ils étaient beaux... Personne devait savoir. Le culte du déni, voilà tout. Maman avait mordu à l’hameçon. C’était pas de chance.

Ecrit par Jokeromega, le Samedi 31 Mars 2007, 15:10 dans la rubrique "1.La farce des abîmés".


Commentaires :

  M
02-04-07
à 02:57

j'admire... si je pouvais consacrer tout mon temps à écrire un foutu livre... si seulement...

t'as le même père que Destouches ?


  Jokeromega
03-04-07
à 18:02

Re:

Si j’ai le même père – comment le savoir ? Tout comme Ferdinand je me consacre aux romans ; le journal intime est trop limité, il ne saurait pas nous contenir !
À mon avis, si on veut établir un parallèle, il faut plutôt chercher du côté des émotions.


  M
09-04-07
à 17:46

Re: Re:

C'est vrai... mais quelques vers prennent moins de temps et en disent long...