Joueb.com
Envie de créer un weblog ?
Soutenez le Secours populaire
ViaBloga
Le nec plus ultra pour créer un site web.
Débarrassez vous de cette publicité : participez ! :O)
 1.La farce des abîmés   2.Intellections   3.Microthéories   4.Si j'étais poète   Chantier fermé   Mes ancêtres l’univers 

Ces pensées qui abîment, Agence cybernétique de songerie adulte

Version  XML 
C'est la maison qui offre.

Archive : tous les articles

Session
Nom d'utilisateur
Mot de passe

Mot de passe oublié ?



Ma cousine aimait faire du cheval de Troie

--> épisode 1, ver.2

Je m’en souviens comme si c’était hier. Je revois. C’est intact. Aucun détail ne m’échappe.
Les murs se dressent et les tentures s’étirent. Un cube. Un cube sombre. Certains le nomment une chambre.
Je tourne la clef et pose mes fesses en face du moniteur.
Je veux m’évader. Par conséquent je m’enferme. Une chambre close vous ouvre l’espace intime. Les idées viennent pleurer au pied du lit. " Venez, venez ! Venez mes petites. " Je suis leur asile. Attention ! Faut en pendre soin ; elles se perdent en cours de route... Parfois je sors d’un rêve agité pour me jeter à quatre pattes et chercher " mes petites " en pleine nuit. Soudain, je prends peur ! Si jamais on venait à me surprendre... On a interné pour moins que ça.
Je me redresse hors d’haleine de manière à clamer mon innocence. (" Je suis innocent ! ") Est-ce ma faute si mes petites sortent des sentiers battus ?
Trop tard, je suis grillé ; j’ai passé le Rubicond.
Morale de l’histoire : quand on cherche ses idées, ne jamais être surpris en train de surprendre. Les spectateurs sont peu disposés à recevoir ; ils préfèrent ouïr leur propre écho. Il y a un mot pour ça, c’est même moi qui l’ai inventé : autophonie. Mes frères humains sont des autophones. Voilà. Si j’habite un cube, le reste du monde – à ma connaissance – croupit dans une cuve. La cuve aux ego. Les aboiements s’y réfléchissent de paroi en paroi. Pour chaque ego des échos par milliers. Ça prend une de ces ampleurs... Seul un sourd s’y retrouve (et encore). N’ayez crainte ! On vous assourdira... En fait, je crois que c’est fait exprès, je crois même qu’il s’agit d’un coup monté. L’homme, surtout l’homme moderne, aime s’entendre parler (je suis bien placé pour le savoir). Il est vrai que c’est toujours une révélation de s’entendre dire. Y a comme une résonance. Cependant je ne suis pas là pour pérorer la sociologie des vanités. Je m’apprête bien plutôt à délivrer une histoire pas comme les autres. À tel point pas comme les autres que moi aussi je suis passé par là : la vie.
La vie. Je désespérais de me confondre aux autres. J’avais cinq ans. On grandit comme ça, en tâchant de rapetisser vers le plus petit commun dénominateur. Quand t’as cinq ans, un conseil petiot : laisse rien dépasser. Bon d’accord, on aura plus facile de contenir un arbre qu’un humain. Dans les deux cas la seule garantie est d’ailleurs d’abattre. Bref, parfois on change et souvent on n’avait pas le choix. Moi ? J’avoue que ce n’est plus comme avant. Que s’est-il passé alors ?
J’avais une idée, toute petite et doucement violente. Une idée qui promettait des lendemains qui déchantent. Des lendemains toujours remis à demain. Des lendemains hors calendrier. Ça m’était venu le jour où je me suis planté face au miroir. À ce miroir qui avait eut le mauvais goût de me renvoyer mon reflet je déclarai : " Qu’est-ce qui te prend ? T’aurais pu choisir un autre modèle ! " J’observais scrupuleusement l’ensemble. Eh bien no comment. Il fallait écrire. Dernière échéance.
J’ai tout plaqué, études, sport, gens, la vie. Divorce de masse. C’est l’époque. On est sept milliards de fissures.
Un jour, le miroir ne renvoya plus que l’image d’un cadavre. À qui appartenait-il ? Mystère. En tout cas ce cadavre avait pris son temps. Êtres humains laissez-moi vous le dire. Vous êtes coriaces. Chacun dans son coin... comme une momie au ragoût... aux aguets, prête à déverser son malheur sur le plus de monde possible.
En attendant que mon tour vînt je ne laissais pas de mater le monde, sur sa grande scène, au moyen d’un écran 37 pouces haute définition.
" Et maintenant nous accueillons sur notre plateau un artiste mondialement connu ! " annonça en triomphe l’animateur, prenant soin de mettre en évidence les principales qualités de l’invité. " Traduit dans 25 langues, best-seller au Japon, coqueluche des Allemands, hier encore au Brésil, ami des prestigieux salons new-yorkais, le monde nous l’envie, mesdames et messieurs je vous demande d’applaudir, l’écrivain le célèbre... " Roulement de tambours. " Pascal Lachance ! "
Celui qu’on attendait sort timidement de l’ombre des coulisses. Plan large. Le public se tortille un peu. Applaudissements moyennement fournis. L’homme prend place. Gros plan sur sa figure délicate.
" Alors Pascal, fit l’animateur, votre nouveau roman ? J’annonce d’entrée de jeu que j’en sors bou-le-ver-sé ! " Il regarda Pascal droit dans les yeux de la caméra. La question qui tue allait tomber.
Elle tomba : " C’est bien de vous qu’il s’agit dans ce roman, n’est-ce pas ? ce personnage torturé, ce George Tréplat ! c’est bien vous... Avouez ! "
L’écrivain contint un faible sourire : " Je l’ignore. Mes personnages sont des puzzles imaginaires de pièces réelles. C’est fragmenté... Suis-je le héros de mon invention ? Sans doute un peu.
– 300.000 exemplaires écoulés en moins de six semaines. Quel tour de force !
– Je vous remercie pour votre sollicitation. Vous savez, j’ai été le premier surpris. J’ai encore du mal à réaliser ce qui m’arrive. "
Pascal Lachance sourit à nouveau, posant sur son interlocuteur un regard doux, bienveillant, légèrement candide. L’animateur intima au public d’applaudir à fond. Malgré son habitude des plateaux Pascal trahit un léger malaise, il était intimidé, même légèrement gauche.
Cet écrivain ne déméritait pas. Ce n’est pas évident de trouver ses marques dans la cage aux lions. Mais il méritait quand même un bon vieux et grand coup de pied aux fesses. Sa pusillanimité m’agaçait. Il faisait grand tort à l’image publique des artistes, ajoutant l’authenticité de sa propre faiblesse à l’imposture officielle : cette ignoble image de créatures sensibles, accommodantes, colorées – bref, féminisées. Et Pascal se payait le luxe, par-dessus le marché, d’être sincère !
La sincérité des pucelles est un sale coup imparable.
L’animateur s’anima :
" Votre talent n’est plus à démontrer ! Il se raconte même que Paris Hilton en pince pour vous... "
Rougissement de la figure du poète.
" Je le savais ! Petit coquin ! Racontez-nous le pitch !
– Eh bien, balbutie Pascal, en fait... " Hésitations. " C’est assez compliqué. D’abord, il y a cette jeune fille : Clara. Elle se sent à l’écart.
– Jusqu’à ce qu’elle rencontre Lucas !
– Tout bascule... " Pascal Lachance prend soudain de l’assurance : " Elle se rend compte que quelqu’un est en mesure de la comprendre. Il faut savoir que Lucas, orphelin à l’âge de neuf mois, voit en Clara la mère et l’amante.
– Deux en un ! "
Rires du publique.
" On peut dire ça. S’ensuit une idylle. Ils s’aiment tellement... Seulement voilà, Clara n’a jamais connu l’amour ; du coup elle tergiverse.
– Et Lucas n’a jamais connu sa mère ! " achève l’animateur.
Bien que pensif, sans doute souffrant (le gros plan trahit l’humidité de ses yeux marrons), l’artiste s’arrache et poursuit son récit.
" Tout se précipite lorsque Rachid de Villejuif surgit à l’occasion du buffet froid organisé par Océane en l’honneur des trente ans de son frère, Lucas.
– Alors là je vous arrête. Moi, il y a quelque chose que j’ai toujours pas pigé. Pourquoi cet idiot de Rachid qui avait tant gavé Clara lorsqu’ils pratiquaient le théâtre de rue, tout à coup la remue à ce point ?
– Justement Laurent ! (C’est le prénom de l’animateur.) Clara l’ignore elle-même ! C’est bien là tout le malheur. La mort surprise de Théo le clown du RER la laisse en état de choc ; le psychologue de lutte contre la fatalité arrive pas à la remettre sur les rails. "
– Il faut dire que Théo s’est jeté sur les rails ! "
Rires.
" Elle est excellente. Elle est excellente... " Le poète essuie une larme ; on ignore si c’est de rire ou de tristesse. La caméra s’attarde sur une jeune fille émue placée au premier rang des spectateurs, derrière l’invité, bien en évidence. Ma main se dirige vers le bouton rouge d’extinction des feux. Soudain, un doute m’assaille. Si jamais ça empirait ? Je rate peut-être quelque chose.
Je rallume. Mes yeux s’écarquillent. Ils s’ouvrent au monde du spectacle sans crainte. Secrètement, ils espèrent le pire. Le pire finit toujours par consoler. On sait alors qu’on ne rêvait pas.
Nous serons sauvés lorsqu’il sera clair que le sauvetage n’est plus possible. Alors le bruit enfin cessera.
Pour l’heure, le bruit subsistait.
" Clara craint de pas vivre sa vie, vous voyez ? " interroge Pascal.
C’est clair, Laurent voyait. Le courant passait. Rien de plus séduisant qu’un écrivain modeste, racoleur et pudique en même temps, vide de sens, complice du public. Triomphe assuré ! L’animateur ne tenait plus en place.
" Quand je vous disais bouleversant ! À présent notre rendez-vous habituel. Une courte page de publicité. Après la pause nous nous entretiendrons du premier roman de Manon. Une fille qui aimait les filles. Hyperbouleversant ! "
Je sais que l’écran sera la personne que je fréquenterai le plus au cours de ma vie. L’écran renforce à sa manière nos liens avec le monde. Comment s’en passer ? Et d’abord, pourquoi s’en passer ?
Mes idées tergiversaient.
Je virai en mode traitement de texte. Le curseur scintillait à cadence régulière sur l’arrière-fond blanc neige, je demeurais pensif. Rencontrer les exigences contemporaines ne serait pas une partie de plaisir ; j’étais un brin créatif. Le handicap s’annonçait de taille.
" Fais quelque chose de tes dix doigts ! " conseillait mon père.
La sagesse de Francis Godefroy Leskens était légendaire. Son bon sens ne souffrait pas la contestation. En ce qui le concernait l’affaire était entendue. Francis savait liquider rapidos ce genre d’escarmouche existentielle.
Le curseur clignotait sur place. Je buttais contre un blanc têtu. Je ressassais des affects mais aucune idée n’émergeait. J’attendis un long moment. Le curseur n’avança pas d’un pixel... Manquant l’inspiration je rejoignis le Service public, attrapant au vol la suite des programmes.
" Sophie dissimule à Léa son homosexualité. Mais Léa dissimule à Sophie son transformisme. En fait, seul Martin le gigolo venu de Côte d’Ivoire est au courant. "
Mes concitoyens ne se sentaient plus de limites. Ils bondissaient de délire en délire. Des bonds énormes... Ils ressemblaient aux ouistitis ; des excités, imprévisibles, fanatiques. Les derniers garde-fous sociaux, en lambeaux, s’effondraient. Des bonds de plus en plus grands... Qui savait où tout ça retomberait ? Non, ça ne retomberait pas, pas plus qu’un cosmonaute s’élançant dans le vide intersidéral. Le vrai vide sans obstacle plus jamais. Je voyais bien qu’ils ne voudraient jamais redescendre. À moins que Pékin leur envoyât un missile. Voilà, c’était tout ce qui me reste, le dernier espoir : la Chine.
Cette dernière idée, disons-le franchement : cette affreuse chinoiserie – plomba définitivement l’ambiance. Mon pouce appuya nerveusement sur le bouton rouge de la télécommande. Extinction des feux, je m’apprêtais à effectuer une sortie en monde réel.
Dans le monde réel j’entendis qu’on papotait. Mon oreille se tendit. Ma mère s’animait.
" Alors Charlotte chérie, c’était comment ce Concert pour en finir avec la solitude ?
– Que du bonheur ma tante ! On a chanté Savoir aimer tous en chœur. On sentait l’amour transpirer. J’en avais partout ! En plus les protections avaient été distribuées gratuitement à l’entrée... Trop de la balle.
– Et ce garçon... comment se prénomme-t-il déjà ? Attends, ça me revient. Starr. Joey Starr.
– Joey est un grand professionnel. J’aime autant te dire qu’avec lui la solitude a des soucis à se faire. On tapait tous dans nos mains et on sautait en faisant un tour sur nous-mêmes. À la fin les tam-tams sont mêmes passés entre les rangs et quand Joey m’a invitée sur scène j’ai bien cru que j’allais m’évanouir. Il m’a mis une main en enjoignant au public que "si t’es un homme fais comme moi." Le public masculin a tendu sa main sur les fesses du public féminin et Joey hurlait qu’on va lui péter la carotide à la solitude. Bref, je te dis que ça, on a reçu plein d’émotion. "
Si un doute subsistait, il venait de recevoir son compte ; ma famille, j’en avais à présent la certitude, cherchait à me saboter. Et fissa !
" On a représenté ! exultait Charlotte, neuf cube baby. "
C’est ce genre de formules qui me faisait regretter les flammes des émeutes. Allez racailles, boutez-moi ça ! J’ai trouvé votre effort plutôt pâlot la dernière fois. Finissons-en ! Un bon feu purificateur, expiatoire, irrémédiable.
Mais Charlotte ne l’entendait pas de cette oreille.
" En guise de conclusion, dit-elle, Joey a expliqué que le monde changera si déjà – connard ! chaque jour tu t’acquittes d’une bonne action. Textuellement ! je m’en souviens presque mot à mot. Il a ensuite ajouté que maintenant vous pleurnichez tas de tarlouzes, et ce soir vous aurez du mal à roupiller, mais demain tout sera oublié, bande de rats ! Alors écoute-moi bien et fais pas ta meuf... Faut pas me prendre pour un vélo ! En sortant, après le guichet, prends à gauche, cavale tout droit, arrivé au bout engage la rue à main droite. Là, tu trottines un bon cent mètres et bifurque à droite sur le canal Saint-Martin. Ça te dit quelque chose, hein, petit joueur... Ça vaut pour toi aussi, là, le fils à papa, toi, oui toi j’ai dit ! ouais, le gros lard avec un tee-shirt Diam’s au premier rang, voilà ce que tu vas faire, toi et tes semblables, l’armée des pleureuses inutiles, vous allez chacun rencontrer un sans-papiers et discuter avec lui. Discuter j’ai dit ! Laisse l’aumône aux bourges. T’es un homme ou quoi ? Yeux dans les yeux... on se dit des choses profondes. Bon, après la palabre vous me faites le forcing auprès des hôtels. Hey ! si j’en vois un seul traîner à Barbès je lui enfonce ma canne dans la sortie d’évacuation, c’est pigé ? Je veux du Hilton, du Napoléon, du Fouquet’s nom de Dieu ! Je veux que Sarko sache de quel bois un SDF se chauffe. Foutez-moi le FEUUUU ! BOUYYYAAAAA ! ! ! Haï haï haï !... Ouais groooos... Ça se passe ici et pas ailleurs ! C’est chaud ! c’est fou ! c’est le feu ! c’est Panam mon gars. Big up ! big up ! "
– L’idée part d’un bon principe, reconnut ma mère, mais désolée, je ne supporte pas de telles vulgarités.
– Ma tante, voyons... Ce soir-là on a réchauffé les cœurs de milliers de désespérés, tous ces laissés-pour-compte de la société capitaliste. J’en ai encore le cœur qui bat la chamade. "
Je sais que je n’aurais pas dû, mais ce fut plus fort que moi.
" Charlotte ! lançai-je à travers les murs, ma douce, les SDF sont sûrement mignons, je ne doute pas de ta sincérité, mais sur ce coup-là je pense que c’est plutôt la canne de Joey qui t’aurait fait vibrer... Avoue ! "
La cousine s’immobilisa un instant, ses yeux suspicieux sondaient l’entourage. Ma porte était légèrement entrouverte ; juste assez pour apercevoir que ma blague tombait à l’eau. Maman se tenait sagement en retrait. Charlotte engagea plus avant la conversation.
" Toi connard, t’es qu’un vicelard.
– Exactement. Et je sais reconnaître ma semblable. "
Il y eu un courant d’air qui fit grincer ma porte, découvrant entièrement la tête de Charlotte. Cette dernière branla du chef à deux reprises, d’avant en arrière, à la façon des rappeurs. Sa bouche tirait vers le bas. Elle s’enquit :
" C’est quoi ces conneries ? "
Maman s’esquiva dans ses linges pendus. Maman était un peu voyante. Elle pressentait quand ça va arriver.
" Je crois pourtant avoir été clair, susurrai-je. Un vampire reconnaît toujours un autre vampire.
– Parle pour toi, rétorqua Charlotte. Moi au moins je fais quelque chose de ma vie. Je vais vers les autres, j’apprends à connaître. Pas comme toi ", ajouta-t-elle sèchement. Elle tourna talons et prit congé. Peu après on frappait à ma porte.
" Billy, allez, viens mon garçon, priait maman à mi-voix, fais un effort, ta cousine est très malheureuse. Tu lui as causé de la peine. Allez Billy... Ça ne coûte rien de s’excuser ", conclut-elle en durcissant le ton.
Demandé aussi gentiment je n’avais nulle envie de m’amender, surtout pas auprès d’une pisseuse comme Charlotte.
" Désolé, fis-je, je suis occupé. Je travaille.
– Ben voyons ! s’éleva du salon adjacent la voix de Francis. Elle est où ta fiche de paye ?
– Tu ne devineras jamais ! " lança la mère en entrant avec fracas. Elle détournait la conversation en espérant apaiser les tensions qu’elle redoutait.
" Je ne devinerai jamais, ânonnais-je avec lassitude, pivotant mon fauteuil dans sa direction.
– Charlotte part pour Gaza. " Elle ouvrit les bras. " Tu te rends compte ? C’est merveilleux. "
Rien pouvait ébranler ma mère, pas même le sarcasme. En outre, je savais que ma cousine recherchait l’exotisme, mais à ce point-là... Sa témérité dépassait mes pires craintes.
" Prends-en de la graine ! proféra maman, ta cousine fait quelque chose de sa vie, elle. " Nous y revoilà... J’esquissai un bref rictus s’apparentant à un sourire. Dans le dos de Ginette (ma mère), la silhouette de Charlotte ne se sentait plus. La petite peste au grand cœur tenait sa revanche.
À la décharge de Charlotte, je concède qu’elle en vit de toutes les couleurs avec moi. Je suis du genre récalcitrant...
Ce ne fut pas faute d’avoir essayé ! En vain m’escrimai-je à partager sa haine des Juifs, " les banquiers du monde, crapules ! "
Les " Feujs de Jérusalem, ces enculés de sionistes ", affirmait-elle, avaient repris le flambeau du nazisme. La Cisjordanie était un camp de concentration et chaque jour des enfants mourraient à Gaza ville assiégée. J’ignore encore à ce jour comment ma tendre cousine en vint à pareille conclusion où le sordide le dispute au stupide. Tout ce que je sais, c’est que ses yeux hiératiques n’invitaient pas au débat d’arguments. Excédé, j’avais fini par lâcher :
" C’est quoi ton plan de secours, jeter les Juifs à la mer ? Naguère, un jour, un beau matin, l’Europe s’est levée du mauvais pied et a décidé de vomir ses Juifs... on peut penser ce qu’on veut de la communauté juive mais le fait est là : l’Europe a vomi ses Juifs. L’Europe a donc poussé au sionisme. C’était le dernier recours des pogromés ! Tu crois qu’ils ont fui de bon cœur les terres qu’ils habitaient pour certains depuis plus de mille ans ? Et voilà que maintenant des petites Européennes pleines d’amour de la diversité se mettent à ardemment regretter le bon gros Juif à l’ancienne, le Juif international, le Juif errant, itinérant, apatride.
– Pas du tout ! Je suis farouchement opposée au Juif apatride. J’estime au contraire qu’ils doivent s’intégrer dans leur terre d’accueil.
– Ce ne seront plus des Juifs dans ce cas !
– Si, mais en privé.
– T’es pas un peu gonflée ? Tu crois qu’on abat une civilisation vieille de plusieurs millénaires, comme ça, sous le prétexte de... Mais au fait, t’étais pas pour la diversité aux dernières nouvelles ?
– C’est bien pour ça que je suis contre le sionisme et toute forme de nationalisme. Ce sont les nations, ces montres chauvins, qui font obstacle à la diversité et l’entente des peuples.
– Idiote ! Idiote utile !... C’est l’international, de gauche comme de droite, qui tue la diversité. Les ultralibéraux abattent les frontières l’une après l’autre pour ajuster au plus bas les salaires. Ils en ont rien à foutre de ta diversité... crois-moi ! ils se contenteront d’une seule monnaie. Si comme ils le projettent, le monde devient la limite, le salaire de référence sera toujours le plus compétitif : donc le plus bas.
– Je suis pour un monde sans frontières avec un SMIC pour tous. Nuance.
– Et voilà ! Nom de Dieu nous y VOILÀ enfin ! Quant aux gauchistes, ces internationalistes de la première heure, ces alter-machin et autres catins du trotskisme, ils abattent les frontières au nom de l’entente des peuples et du guichet automatique. On est bien arrangé ! Tu n’as rien mais alors rien du tout compris : la nation est précisément le dernier rempart face à ce que tu abhorres le plus au monde, le capitalisme sauvage. La nation fournit non seulement le cadre d’expression et de survie des peuples que tu sembles tant aimer mais en outre elle constitue le dernier regroupement d’hommes susceptible – peut-être ! – de résister à la déferlante mondialiste consumériste, festiviste et aliénante. Écoute Charlotte, je sais que t’es une brave fille, mais avant tout t’es une Française. Alors de grâce ma chérie, avant de t’embarquer pour la Palestine tu ferais mieux de nous aider, nous tes frères, à éteindre le feu qui se propage à la maison Europe.
– Je ne suis PAS Européenne, avait violemment interrompu Charlotte, je suis une citoyenne du monde. Les Palestiniens sont autant mes frères que les Darfouris. " Retenant sa respiration, puis expirant lourdement : " Tous les opprimés du monde sont mes frères. "
Plein de tact, je lui avais suggéré, " tant qu’on y est avec le monde ", de jeter un coup d’œil à ce monde dans son ensemble. Je l’avais invitée à réfléchir sur le joli système de régulation économique à la chinoise et le bel esprit d’ouverture russe ; qu’elle aille une fois, juste par curiosité, user de son droit de l’homme à la liberté d’expression par ces douces et exotiques contrées. Charlotte m’avait arrêté avant que je m’engouffre plus avant, reconnaissant sans ambages, de bon cœur, que les enfants de " David le SS " n’étaient pas seuls en cause, loin de là.
" Qu’est-ce que tu t’imagines ? me confiait-elle encore hier, je souffre pour les Tchétchènes et les Tibétains et je sais que les Français de souche sont pas des anges. Chaque jour les rafles de sans-papiers s’intensifient. J’ai honte, on mériterait de se faire atomiser par l’Iran. " Sur ce dernier point la cousine plaisantait. " Puisse Dieu réserver ses ogives à l’intention du Texas et des banquiers comploteurs. "
Y avait les banquiers d’un côté et les raflés de l’autre. Toute personne ignorant de quel côté siégeait l’innocence se faisait le complice des sales capitalistes américano-sionistes à tendance impérialiste.
Bon, je l’aimais ma cousine. Elle méritait un effort de pédagogie de ma part.
" Je te ferai remarquer, avais-je glissé entre deux harangues tiers-mondistes, qu’après les Juifs viendra le tour aux Croisés. Il n’y a pas qu’à Sderot que les missiles fait maison s’abattront et les attentats-suicide de Tel-Aviv ne sont qu’une mise en bouche. "
Elle s’était insurgée. " À leur place tu ferais pareil ! " Enrageant, les yeux pleins de tolérance. " Non, s’était-elle ravisée, je te connais : tu ferais pire. T’as pas vu comment les Sionistes les maravent ? "
Ce à quoi j’avais répondu calmement. " Tout le monde a des excuses. Ce qui compte, c’est ce qu’on en fait. " Après réflexion j’avais fignolé le trait. " Si on tolère les ceintures de C4 faudra pas s’étonner que notre civilisation en garde une odeur de souffre.
– T’es qu’un sale raciste de merde. "
Comme beaucoup d’autres (ils étaient majoritaires), ma cousine Charlotte ne tolérait pas l’intolérance au fanatisme. Alors lui faire piger la différence entre civilisation, religion et race... peine perdue – et inutile. Elle allait goûter par elle-même très bientôt. D’autant qu’elle matérialisait ce poncif de base : une blonde chez les bruns.
" L’humanitaire, hurla soudain Francis, m’extirpant de mes rêveries, c’est bon pour les chèvres ! ".
Qu’est-ce qui lui prend encore celui-là ? Espèce de vieux fou !
Un mot d’explication. Francis Godefroy Leskens avait fait l’Afghanistan. Époque soviétique, engagé mercenaire, agent de sécurité pour une société canadienne. Ça friquait cash. " Des couilles en or mon petit. La guerre, c’est l’avenir. " Après un court moment d’intense méditation il avait arrêté sa pensée : " Ça a toujours été l’avenir. "
Ce n’était qu’une erreur, et non un désaveu, un soir de grande biture, au retour en terres belges, port d’Anvers, de tout miser – et tout perdre – sur le rouge. Feu le butin de guerre n’en témoignait pas moins des prodiges de la guerre. " La guerre fait et défait les fortunes, se justifiait le mercenaire fauché, il s’agit du mode d’organisation sociale le moins injuste au monde. Tu n’en trouveras pas de plus éthique ! Je te mets au défi... "
Maman avait préféré gardé le silence, le feu dans l’œil. " On répond aux imbéciles par le silence ", me répétait-elle chaque fois qu’elle me contait " la catastrophe ".
La catastrophe remonte au tout début des années quatre-vingts. Je n’étais pas encore né.
La famille ne s’en remettrait jamais (surtout après la faillite trois ans plus tard, précisons-le). La disette, ça tient à peu de choses. Un coup de dés en ce qui nous concerne. Un mauvais coup de dés.
Ce mauvais coup de dés s’appelait mon père.
L’accusé se défendait encore de nos jours. " Que veux-tu, l’époque a changé. " L’excuse à lui ! Et d’ajouter. " Dorénavant faut miser sur le Noir ! "
Chaque fois il répétait, et chaque fois maman s’offusquait : " Négrophobe !
– Je te jure, y a plus que ça de vrai : le Nwééér ! Nos rues en attestent... Merde, c’est foutu ! "
Il se marrait comme un dératé. Puis, sous le coup de la gêne, penaud, il se justifiait. " À coup de trique ! C’est le respect qui compte. Le reste c’est de la gonzesse. Ah... ah, c’est bon. " C’est en général ce moment-là qu’il choisissait pour s’envoyer cul sec une bière bien de chez nous : Stella Artois par exemple.
" Bon, je vais vous laisser ma tante. Surveillez-les bien " Charlotte fit la bise à sa tante et chuchota à son oreille. " C’est vraiment deux vauriens – je sais ma petite, hélas je ne le sais que trop bien. "
La cousine avait filé à l’anglaise (genre Laurence d’Arabie) emportant avec elle une drôle de moue. J’y pensais à ma cousine. C’est un peu triste. Parce que, elle y croit vraiment – aux autres. Elle désespère d’aider. Donner un sens à sa vie. Enfin, le genre de connerie. En l’occurrence, son voyage d’aide aux Palestiniens consiste à casser du Juif. Évidemment, armer le fusil contredit un peu son amour du prochain. Elle s’en tiendra donc, vraisemblablement, à casser du sucre sur le dos des Youtres et à défendre les droits de l’homme du Hamas.
Eh bien, nous voilà avertis.
Quoi qu’il en soit, les affaires humaines demandent la politique pour les régir. La politique traite de la relation à l’autre. À tous les autres. Moi, j’avais bloqué sur mon cas personnel. Mon autre à l’intérieur. J’étais par conséquent un bien piètre politicien.
Je retournai de ce pas à mon occupation favorite. L’écran.
Ecrit par Jokeromega, le Mercredi 27 Juin 2007, 17:33 dans la rubrique "1.La farce des abîmés".


Commentaires :

  M
29-06-07
à 17:01

sans doute mon passage préféré jusque là... c'est cynique... mais on y apprend rien... pas de morale de la subversion... on est bien dans la littérature... c'est tout ce qu'elle demande...

  Jokeromega
30-06-07
à 00:24

Re:

Je passe la gomme aux angles aigus de ma (géo)politique ; ils demeurent mais en sourdine. Je crois que l’âme d’une histoire émerge mieux si on évite de l’enchaîner. Pour autant je conserve mes penchants éthiques, ma vision des relations humaines et ses excès. J’essaye de ne pas être trop flagrant, laissant notamment la parole à mes contradicteurs, ceux dont je me méfie dans la " réalité ", car je veux rendre justice à l’équivoque qui incessamment poursuit nos perceptions du monde, l’infernale équivoque qui hante nos esprits en mal de Vérité.

Prends Charlotte par exemple, son portrait est peu flatteur et pourtant de sa bouche de mégère jaillit de la pertinence, pour qui prête attention. Derrière les outrances candides se cache peut-être une part de vérité (comme souvent derrière les pires idéologies).

Enfin, tout ceci est en chantier, susceptible de mutations insoupçonnables.

Affaire à suivre... (Il y a trop à en dire. Mieux vaut l’écrire !)


  Jokeromega
30-06-07
à 00:34

Re:

Un dernier point.
Il me semble qu’au fil des refontes et retouches successives les personnages prennent le dessus sur le narrateur. C’est un bon signe : après leur premier cri de bébé mes enfants respirent enfin. Croissance, maturité, émancipation, – c’est le but ! La machine est en marche.